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43 ans après son assassinat, un autre regard sur Feraoun

Il était né pour faire instituteur près de la terre que les siens ont bénie pour obtenir d’elle de quoi survivre : des grains et des fruits pour les villageois, de l’herbe pour le bétail. Le destin a voulu qu’il mène une autre vie, celle de directeur de collège à Larbâa Nath Irathen puis à Salembier (Alger), avant d’être victime innocente en 1962 des pires assassins de l’OAS qui ont mis fin à sa carrière d’écrivain, à un moment où il pouvait devenir prolifique. C’est à cinquante ans qu’on atteint sa pleine maturité pour un écrivain.
On dit de lui qu’il était plein de qualités : discret, tranquille, humble, d’un humanisme au sens plein du terme. D’autres à sa place auraient plutôt cherché à se faire connaître pour se mettre sur le devant de la scène. Celui que le père voulait voir prendre la relève pour garder la chèvre, travailler les maigres arpents de terre, s’était senti comme prédestiné à une fonction bien plus honorable : celle d’instituteur de village qu’il désirait exercer à la manière de ses maîtres d’école qui l’avaient bien préparé au certificat d’études en prenant soin de lui faire avoir aussi une bourse moyennant un concours pour pouvoir étudier au collège de Tizi Ouzou. Ainsi, ils l’avaient aidé à découvrir sa vocation.
Malgré la misère, il fait de brillantes études qui lui ouvrent la porte non pas seulement de l’enseignement, mais aussi de la consécration du talent d’écrivain.

De la terre natale au monde des lettres

De par son humilité dont il n’arrivait pas à se départir, Feraoun se faisait très discret, il parlait d’une voix douce et calme. Jean Amrouche dit de lui au lendemain de son assassinat : «Je ne connaissais de lui que ses livres. Nous n’avons certainement pas le même panthéon ni les mêmes règles de jugement concernant les choses et l’être. Mais il était un homme de mon pays, forgé comme tous les Kabyles à la sévère loi du nif. Ainsi, Feraoun voulait-il ne rien renier de ce qui devait croître et s’étendre sous la garde vigilante de l’honneur. Le crime du romancier assassiné était de vouloir l’homme libre, fier de décliner son vrai nom, heureux d’avoir sa patrie et confiant dans un avenir où le fils du pauvre, quel qu’il soit, peut avoir sa chance d’accomplir une grande destinée.
En tant qu’instituteur, ses débuts dans la littérature furent d’abord timides. Le Fils du pauvre, entamé pendant les vacances de printemps de 1939, n’a paru qu’en 1950 à compte d’auteur aux Cahiers du nouvel humanisme au Puy (après un essai aux Nouvelles Editions latines à Paris). Il a dû être obligé de recopier trois fois à la main son manuscrit d’où devaient être retranchées soixante-dix des plus belles pages en rapport avec son adolescence. C’est avec La Terre et le Sang que l’auteur a confirmé toute la mesure de ses prédispositions à l’écriture. Ensuite, ce fut une avalanche d’œuvres Les Chemins qui montent, Jours de Kabylie, Les Poèmes de Si Mohand, puis à titre posthume Le Journal, Lettres à ses amis, L’Anniversaire (roman inachevé), contes et légendes d’une écriture aussi limpide que passionnante. Les événements de la guerre de libération et les fonctions exercées d’abord comme directeur dans une banlieue grouillant de monde puis comme inspecteur des centres sociaux ont été pour lui de sérieux handicaps dans son activité littéraire, si bien que nous ne pouvons retenir de cette période difficile que ses chroniques des années de guerre qu’il avait tenues au jour le jour (1954-1962) et que d’autres ont fait paraître aux Editions du Seuil.

La thématique de Feraoun

Les thèmes récurrents chez lui sont ceux qui s’étaient imposés à sa production romanesque parce qu’ils représentaient le vécu collectif au village, les traditions et coutumes dont il a été marqué à vie et qu’il considérait comme un devoir de les rapporter fidèlement par l’écriture. Maintenant, avec le recul, l’œuvre de Feraoun a acquis une valeur inestimable en tant que peinture de la société à une époque déterminée de son histoire, celle de ses aïeux obligés d’émigrer pour faire vivre leur famille ou de gratter une terre ingrate qui ne donnait qu’avec parcimonie juste de quoi ne pas mourir de faim. Son père, pauvre, illettré, résistant, était comme tous ceux de sa génération. Il avait fait à pied un voyage de Tizi Hibel à Tunis avant de partir en France d’où il était revenu handicapé à la suite d’un accident de travail à l’usine.
Tous les pères et chefs de famille ayant fait partie de l’univers de Feraoun se reconnaissent pleinement dans cette belle phrase de Tchekhov : «Nous travaillons pour les autres jusqu'à notre vieillesse et quand notre heure viendra, nous mourrons sans murmure et nous dirons dans l’autre monde que nous avons souffert, que nous avons pleuré, que nous avons vécu de longues années d’amertume, et Dieu aura pitié de nous.» Ces paroles traduisent parfaitement le drame de nos grands-parents qui n’ont connu de vie que celle au cours de laquelle ils ont trimé pour apporter une maigre subsistance aux leurs. C’est cette misère, cette lutte constante contre le froid, les vicissitudes d’une vie dure et imprévisible que Feraoun a immortalisées pour les générations futures. Emmanuel Roblès, qui a été son camarade à l’école normale, a été aussi celui par qui tout est arrivé. Feraoun, par modestie ou par sentiment d’infériorité, eut la malencontreuse idée de lui demander d’écrire sur la Kabylie. «Tu ne comprends donc pas que c’est là ton boulot, et que c’est ta voix que nous voulons entendre.» La terre natale recelait une richesse thématique, immense et ne demandait qu’à être transcrite pour la progéniture.
Nous nous rendons compte maintenant que l’œuvre de Feraoun peut offrir à quiconque pourrait à l’avenir s’intéresser à la littérature ethnographique une matière inépuisable. Et à un écrivain américain, Feraoun répondait en 1956, de Larbâa Nath Irathen : «Je crois que c’est surtout ce désir de faire connaître notre réalité qui m’a poussé à écrire. Et, à ce point de vue, je dois vous dire que la réalité ne se laisse jamais saisir dans toute sa complexité, toutes ses nuances et qui, en définitive, ceux qui prétendent la montrer ne montrent qu’eux-mêmes et ne témoignent que pour eux.» Que de non-dits comportent ces quelques lignes pourtant formulées dans un langage simple et d’une beauté incomparable pour être adressées à un étranger qui voulait se spécialiser en ethnographie nord-africaine. Certain d’avoir franchi le pas le plus difficile en obtenant une audience inespérée pour Le Fils du pauvre, Feraoun poursuivit son petit bonhomme de chemin en écrivant La Terre et le Sang. Pour «traduire l’âme kabyle», dit-il à Roblès. Avec ce nouveau roman, on inaugure de manière plus précise les thèmes les plus préoccupants comme la nostalgie du pays. La terre et le sang, deux symboles prédominants dans toute société fortement attachée à sa terre et à ses origines. La terre connote la mère, les racines, la carte d’identité de chacun de ses enfants vivants ou morts, les marques de l’histoire, la mémoire. Le sang, c’est les origines, les ancêtres, l’appartenance à un groupe.
Après une longue absence au cours de laquelle ses parents ont vendu toute leur terre pour survivre, Amer revient au pays natal flanqué d’une Française : «Une inexplicable nostalgie, dit Feraoun, lui fait quitter la France pour répondre à l’appel mystérieux de sa terre. Cette terre, il la connaît bien et il la considère comme une mère. Nous en sortons et nous y retournons. Elle aime ses enfants. Comme tous ses concitoyens, Amer a dû accepter par résignation et endurance, la dure réalité imposée par la France à tous les émigrés algériens dont elle avait besoin et qu’on ne cessait d’appeler sous le nom infériorisant d’indigènes, y compris ceux qui avaient épousé ses ressortissantes, parmi celles qui n’avaient pas trouvé de prétendants auprès des leurs. Que représentait donc la Française mariée à Amer pour des femmes kabyles qui n’avaient à l’époque jamais franchi la ligne d’horizon ; une étrangère à accoutumer à la vie domestique, une messagère venue d’un autre monde, une conquête pour Amer ; mais drôle de conquête pour quelqu’un qui n’avait plus que la maison ; tous les champs avaient été vendus par le père, au soir de sa vie, pour s’acheter de quoi survivre. Et pour un villageois, la terre est une raison suffisante pour ne pas quitter son village. Elle peut vous en vouloir de l’avoir abandonnée. «Elle ne veut même pas des mains qui prétendent l’embellir. Elle n’a que faire d’allées bien droites et ratissées, de fleurs étrangères, de cultures rectilignes, aux barrières de menuisier. Sa beauté, il faut la découvrir et pour cela, il faut l’aimer.» Mais, pour le héros, destin tragique ! Comparable à celui de tous les montagnards vindicatifs, aussi durs de caractère que la terre qui les a vus naître. Amer, accusé de fautes graves touchant à l’honneur, devait mourir.
Des livres de Feraoun, le plus représentatif de la société traditionnelle, est sûrement La Terre et le Sang. Quant au suivant, Les Chemins qui montent, il a plutôt une vocation contestataire où les revendications sont dites de manière implicite ; on est toujours pendant la colonisation et il fallait une bonne dose de témérité pour dénoncer le système d’exploitation coloniale. Que d’instituteurs avant lui l’ont fait non sans avoir risqué la révocation et sans aucune forme de procès : «Nous sommes damnés pour la vie et quand notre triste cohorte débarque au printemps dans le pays civilisé auquel elle va demander de l’argent, nous nous considérons comme des âmes en peine visitant le paradis des élus. Les élus vous reçoivent, mais nous n’en sommes pas : il est clair que nous ne pouvons pas être heureux parmi eux. Alors, nous nous forgeons une espèce de bonheur au rabais, un petit idéal à notre portée.»

L’engagement du romancier

Quand on parle d’engagement, il faut comprendre engagement politique, moyennant des ouvrages ou des articles de presse qui attaquent de plein fouet l’administration et le système colonial. Mais, nous le disions ci-dessus, cela était-il possible pour quelqu’un qui avait commencé à peine à écrire ?
De passage à Paris, quelqu’un l’avait interpellé pour lui dire tout le mal qu’il avait pu sur ses romans. «Mes compatriotes attendent de moi ou auraient attendu des livres plus audacieux, des livres nationalistes, prêchant de divorce et rien d’autre», dit Feraoun, avant de poursuivre sur le joug colonial : «Si durable qu’il fait oublier tous les avantages qu’il a procurés aux uns, aux autres, à tous et qu’il continue de procurer.» Il aurait fallu attendre plus longtemps, analyser en profondeur ses œuvres avant de se prononcer sur l’engagement de Feraoun qui n’a jamais été un assimilé. Jamais il n’a eu à renoncer à ses origines, à son identité. Dans ses débuts, il lui a fallu réussir ses premiers romans pour se faire accepter. Le Fils du pauvre et La Terre et le Sang se situent sur le parcours initiatique qui s’est terminé fructueusement.
Dans une lettre adressée à Paul Flamand, le romancier affirme être arrivé dans une phase difficile ; on l’avait attaqué pour n’avoir pas pris position de manière ouverte comme l’avaient fait d’autres. Un journal marocain de la période de la guerre parle des Chemins qui montent comme des chemins qui glissent vers le gouffre. Ainsi donc, le romancier n’avait pas assumé ses responsabilités». Mais Feraoun s’était bien défendu dans son Journal qui reste à lire avec beaucoup d’attention.

Boumediene A.

“Comme si une giclée de balles imbéciles pouvait l’avoir arraché de notre vie, sous prétexte qu’elle l’avait stupidement rayé du paysage...”, avait dit Mouloud Mammeri,

Un homme témoin de son temps
Conscient de l'importance de la littérature comme moyen d'exister à part entière parmi les peuples de la terre, Feraoun a aussi conscience des limites du travail intellectuel ou littéraire, des inégalités, de l'indifférence générale, surtout dans une situation de guerre.
Feraoun se sentait responsable, de par son parcours, de témoigner. Si d'autres gens ( les écrivains) comme ceux-ci donnent l'expression à la vie intérieure, à la lutte humaine d'un peuple, pourquoi pas lui, pourquoi pas les Kabyles ? Une chose est certaine, aucun Européen ne le fera pour eux. "J'ai pour la Kabylie, une tendresse filiale que j'ai voulu exprimer dans mes livres. J'en ai donné une image sympathique mais non une image trompeuse. Que puis-je écrire à présent alors que l'angoisse me noue la gorge ? Dirai-je sa souffrance, sa révolte... Il s'agit seulement de comprendre pourquoi cette unanimité à la rébellion, pourquoi le divorce est si brutal. La vérité est qu'il n'y a jamais eu mariage ! Les Français sont restés à l'écart. Ils croyaient que l'Algérie c'était eux. Ce qu'il et fallu pour s'aimer ? Se connaître d'abord. Un siècle durant, on s'est coudoyé avec curiosité, il ne reste plus qu'à récolter cette indifférence réfléchie qui est le contraire de l'amour... ". Ces phrases extraites d'une lettre ouverte adressée par l'écrivain le 22 février 1956 à la ligue des enseignants, laissent entrapercevoir l'humour décapant de l'instituteur qui se qualifiait lui-même de "Blédar". "Certes j'ai été bien maladroit, bien téméraire le jour où j'ai décidé d'écrire, mais autour de moi, qui et voulu le faire à ma place et aurais-je pu rester aveugle et sourd pour me taire et ne pas risquer d'étouffer à force de rentrer mon désespoir et ma colère ?"

A. D.

 
  © 2006   - Par TADJENANET au service de la culture Kabyle.